Pierre-Emmanuel Denys

Disappear here

Aporie de la liberté de choix et du déterminisme absolu

Deux options s’opposent : soit je suis libre de faire mes choix soit je suis déterminé à les faire. Naïvement, il me semble que la plupart d’entre nous tiennent pour acquis que nous sommes relativement libres de faire nos choix, que nous ne sommes pas les pantins d’un gigantesque jeu de forces et que, pour reprendre l’analogie de Spinoza, nous ne sommes pas une pierre qui tombe pensant qu’elle a choisi de tomber alors que ce sont des forces physiques qui la font chûter. C’est ce « relativement », cette réserve du non-philosophique, qui fait des merveilles. Sans elle, impossible d’établir personnellement un équilibre entre l’agency, la faculté d’être acteur de changements, et le réalisme prédictif disant “non… là c’est pas possible”. C’est aussi ce « relativement libre » qui fabrique des morales pour nos sociétés fondées en théorie sur la responsabilité et la culpabilité individuelle. Si nous ne pensions pas de manière floue que les êtres humains sont libres, où dépenserions-nous le fiel du jugement social ou juridique et de la réprobation morale ? Si nous pensions sans y réfléchir que nous sommes fatalement dictés de faire ce que nous faisons, l’apathie généralisée déposerait l’humanité aux bords du chemin tracé par l’évolution.

J’ai l’impression que cette réserve tant à l’égard des circonstances (déterminisme relatif) que du pouvoir que nous avons sur nos propres actions (liberté de décision relative) se retrouve dans l’opposition classique entre déterminisme et liberté en philosophie. Prenant le cas d’un déterminisme aussi radical que celui de Spinoza : « telle est cette liberté humaine que tous les hommes se vantent d’avoir et qui consiste en cela seul que les hommes sont conscients de leurs désirs et ignorants des causes qui les déterminent »1. Spinoza se paie le luxe d’éclairer le sentiment que nous avons le faible pouvoir nous opposer à certains de nos désirs. L’expérience nous apprend assez qu’il n’est rien dont les êtres humains soient moins capables que de modérer leurs désirs, et que, souvent, aux prises avec des désirs contraires, ils voient le meilleur et font le pire : ils se croient libres cependant, et cela parce qu’ils n’ont pour un objet qu’un faible désir, auquel ils peuvent facilement s’opposer par le fréquent rappel du souvenir d’autre chose (l’image qu’on se fait de soi, la honte sociale, la perspective immédiate d’un retour de baton, etc.)2. Mais enfin, si on pousse au bout de lui-même ce déterminisme radical, ce que Spinoza fait lui-même, il advient que l’ensemble des forces en interaction qui nous déterminent et déterminent l’état du monde à chaque instant sont proprement inconnaissables. Cette quasi-infinité de causes ne peut être conçu pour un esprit humain, mais peut-être plus tard par une machine ou équivalent. Mais quand bien même cette connaissance de cette quasi-infinité de causes serait possible, elle n’aurait pas d’autre allure pour nos esprits humains qu’une espèce de mystique aussi floue que celle de la liberté absolue de choix. La connaissance de l’ensemble des forces qui me déterminent à faire ce que je fais n’éclairerait pas plus l’existence des actes, tout au plus nous en connaitrions les motifs réels. Mais cette connaissance ne nous intéresse pas, que mon voisin mette sa musique à fond parce qu’il a été déterminé à être un con ne fait rien à mon envie de lui fracasser le crâne à la batte. C’est le grande illusion philosophique : que savoir libère. Spinoza lui-même, ne souhaitant pas tomber dans le fatalisme, cherche dans la connaissance relative3 d’une mécanique des désirs la possibilité de… se libérer c’est-à-dire, dans le vocabulaire par Spinoza, d’agir par la seule nécessité de sa nature. Autant dire que la philosophie si radicalement déterministe de Spinoza retombe sur notre postulat naïf : je suis relativement libre, cette fois-ci sous d’autres conditions, sous réserve que j’agisse selon la raison etc. bref, sous réserve que je sois un véritable philosophe. Qu’y a-t-il de changer sinon que j’ai choisi, par miracle4, la voie de la connaissance libératrice comme j’aurais pu choisir de devenir bouddhiste.

Où tout cela nous mène-t-il ? À l’idée que le déterminisme radical, qu’il soit neurobiologique comme aujourd’hui ou bien religieux, n’est pas aussi éclairant et véridique qu’il paraît l’être aux yeux des individus (souvent chagrins) trouvant dans celui-ci une vérité amère. Celle-ci est factice, prétendant résoudre l’antinomie en la faisant pencher absolument d’un côté pour finir par retomber en son centre. Non seulement le déterminisme absolu ne peut être une vérité à notre portée mais, même si elle l’était, n’aurait aucune valeur pour nous sinon celle d’un plaisir que nous prenons à connaître des choses imaginaires (le lore d’un jeu vidéo, la généalogie des personnes d’À la recherche du temps perdu, etc.).

Footnotes

  1. Baruch Spinoza, “Lettre au très savant G. H. Schuller” (1674), “Correspondance”, LVIII, trad. R. Misrahi, in Oeuvres complètes, Gallimard, coll. “Bibliothèque de la Pléiade”, 1954, p. 1251-1251 via le blog philocite

  2. Version modifiée du texte original de Spinoza : « L’expérience nous apprend assez qu’il n’est rien dont les hommes soient moins capables que de modérer leurs passions, et que, souvent, aux prises avec des passions contraires, ils voient le meilleur et font le pire : ils se croient libres cependant, et cela parce qu’ils n’ont pour un objet qu’une faible passion, à laquelle ils peuvent facilement s’opposer par le fréquent rappel du souvenir d’un autre objet. », ibid

  3. Cette connaissance de soi chez Spinoza paraît relative au sens où elle n’a pour objet que cette toute partie du monde qu’est le tandem mon corps - mon esprit.

  4. C’est, je crois, tout le propos du livre de Pierre Zaoui (Spinoza. La décision de soi) que de voir dans la conversion à la sagesse dans l’Éthique relève proprement du miracle.